Lancer l’alerte, un acte nécessaire mais aussi mesurable !

Dialogues économiques
Les lanceurs d’alertes doivent faire face à de nombreuses menaces. Même s’ils sont protégés par la loi, surtout dans les pays du G20, ils sont encore vulnérables. Leur offrir une meilleure protection est un véritable défi. C'est pourquoi les philosophes Manohar Kumar et Daniele Santoro proposent une série de critères pour justifier les actions des lanceurs d'alerte et ouvrent le débat à travers un volet en trois parties.
15 juillet 2019

« Justicier politique », « actes de conscience », « désobéissance civile », « nouvelle forme de résistance », les références académiques font légion. Les lanceurs d’alerte ouvrent le débat sur des questions aussi larges que celles qui se réfèrent à la dissidence démocratique. Daniele Santoro et Manohar Kumar, dans de récents travaux1, reviennent sur ces thèmes insuffisamment exploités au sein de la philosophie. Pour eux, les lanceurs d’alerte répondent à deux fonctions principales. D’abord, ils révèlent les fautes professionnelles et la corruption au sein d’entreprises ou d’institutions. Beaucoup de fautes ont été découvertes grâce aux lanceurs d’alerte. Un récent exemple au début  du mois de mars 2019 est celui de trois lanceurs d’alerte accusant Tesla de dissimuler des cas de vols de matières premières et d’espionnage auprès des employés2. Ensuite, les lanceurs d’alerte combattent aussi les violations de droits citoyens commises par les gouvernements. Edward Snowden est devenu célèbre pour avoir révélé les violations de la vie privée des citoyens américains, à propos du programme des États Unis « PRISM », en 20133.

 

 

 

 

Une activité risquée 

Il est clair que les autorités corrompues ont du mal à reconnaître l’utilité de ce genre de dénonciations publiques. Bien au contraire, elles cherchent plutôt à bloquer ces flux d’informations dérangeants. La corruption repose sur ce type d’asymétries d’information. Sur le terrain du secret et du manque d’information, la corruption fleurit, dissimulant les données risquées. Le lanceur d’alerte coupe court à cette logique en dévoilant les mécanismes à l’œuvre, à l’image d’un arbitre qui siffle les mauvais joueurs. 

En révélant les actes répréhensibles, le lanceur d’alerte est la cible de représailles. En dénonçant, il prend un risque pour sa réputation professionnelle et personnelle, et parfois même sa propre vie. La lanceuse d’alerte malte Daphne Carauana Galizia en a fait la sinistre expérience. Elle a participé de manière déterminante à l’enquête sur les scandales maltais dans l’affaire des Panama Papers. Alors qu’elle pointait du doigt le premier Ministre maltais et deux de ses assistants proches en particulier, elle a été retrouvée morte dans un attentat à la voiture piégée, en octobre 20174

 

 

 

 

Un manque de protection

Si les lanceurs d’alerte soulèvent des questions de fond et de nombreux défis, leur légitimité n’est encore pas reconnue par tous les gouvernements. Lorsqu’ils ne génèrent pas l’indignation populaire, ils sont souvent isolés. Ils doivent mener leur bataille seuls et sans soutien extérieur. 

Snowden, Assange ou encore Deltour sont des figures connues qui ont, dans une certaine mesure, bénéficié du soutien populaire. D’autres lanceurs d’alerte n’ont pas eu cette chance. Ils ont manqué d’opportunité, de ressources ou de capital humain. En Corée du Sud, Kim Yong-chul, connu pour avoir écrit un livre dénonçant la corruption massive qui sévit au sein de la firme Samsung (où il a travaillé durant 7 ans), a dû lutter contre la censure, l’isolation ainsi que la justice pendant des années. Malgré la loi de 2004 assurant la protection des lanceurs d’alerte au Japon, Masaharu Hamada, de son côté, a souffert de harcèlement au travail et a dû se battre pendant dix ans avant d’être finalement indemnisé, en 2016, à hauteur de 110 000 dollars après avoir révélé la corruption de la firme Olympus5

Malgré les engagements, en 2010 et 2012, des pays du G20 dans la promotion de la protection des lanceurs d’alerte, l’ONG Transparency International rapportait, en 2014, que 10 d’entre eux avaient échoué à protéger leurs lanceurs d’alerte. Des changements restent à venir pour assurer leur sécurité.6

Au-delà de l’accès à leurs droits individuels, il s’agit, plus largement, d’une question qui touche à la démocratie elle-même. Lancer l’alerte est un moyen d’assurer la transparence tout comme l'intérêt public. Les lanceurs d’alerte occupent une fonction essentielle pour la démocratie. Ils ne devraient pas seulement être protégés mais aussi promus. 

Pour autant, toutes les révélations ne sont pas d’intérêt public. L’espionnage et l’intérêt personnel sont deux arguments fréquemment utilisés pour discréditer leurs actions. Il est important d’identifier et de départager les confidences malintentionnées de celles qui favorisent l’intérêt commun. Cela permet de distinguer ceux auxquels accorder une protection des autres. Santoro et Kumar présentent une série d’évaluations permettant de légitimer les « bonnes » révélations. 

 

 

 

 

Séries d’évaluation 

Nombreuses sont les justifications pour soutenir l’importance des lanceurs d’alertes mais beaucoup d’entre elles font l’objet de controverses. L’évaluation de tels actes doit être basée sur des critères acceptés par tous. Les auteurs Manohar Kumar et Daniele Santoro, dans leur étude « Une justification au lanceur d’alerte » publiée dans le Journal de Philosophie et de Critique sociale, et développée dans leur livre « Parler vrai au pouvoir. Une théorie du lanceur d’alerte », présentent trois conditions à remplir pour justifier les révélations publiques. 

La première est celle de la contrainte communicative. Lancer l’alerte est un acte de communication qui doit respecter un objectif à visée informative et s’appuyer sur des preuves tangibles. 

La justesse de l’intention est la seconde composante importante pour justifier le fait de lancer l’alerte. Évaluer l’intention n’est pas facile. Manohar Kumar et Daniele Santoro proposent un « Harm Test », utilisé comme proxy pour la mesure de l’intention. Si le risque potentiel du lanceur d’alerte est plus grand que le bénéfice qu’il en retire, alors l’intention est considérée comme juste. Un arbitrage négatif constitue alors un moyen de reconnaître et d’accepter l’action du lanceur d’alerte. Mais ce test n’est pas suffisant à lui tout seul. Parfois, les risques d’exposition sont très importants sans pour autant qu’il y ait de gains à la clef. Même quand les avantages personnels ne sont pas impliqués, l’action peut viser les intérêts d’un seul groupe en particulier, comme c’est le cas pour les actes d’espionnage. Le « Harm test » ne peut pas être utilisé comme un critère indépendant, ce qui appelle à l’utilisation d’un troisième standard. 

Celui-ci est peut-être le plus difficile à définir. Il s’agit du respect de l’intérêt public. Lancer l’alerte est justifiable lorsque l’information est bénéfique pour le public. Cette information doit répondre à l’intérêt du public non seulement au présent mais aussi dans la perspective future. C’est un prérequis à la pleine jouissance des droits civiques et politiques. Les citoyens doivent savoir si leurs droits sont menacés ou si la structure (c'est-à-dire les institutions démocratiques) qui supervise leur distribution est en danger.

Ces critères doivent permettre à l’État, aux citoyens et au public au sens large d’évaluer la pertinence du lanceur d’alerte. Grâce à ce fondement solide, il est possible de séparer les cas légitimes de ceux qui ne le sont pas. 

Le lanceur d’alerte fait face à des défis, relatifs à sa légitimité ou encore à la culture de mépris répandue dans les normes et institutions. En plus des normes culturelles, le regard des individus sur les lanceurs d’alerte peut prendre du temps pour changer. Il existe toutefois une claire avancée dans la reconnaissance de ces derniers comme moyen de lutte contre la corruption. Les auteurs se penchent sur cet aspect dans le second volet de notre série sur les lanceurs d’alerte.

 

 

 

Manohar Kumar est actuellement professeur à l'Indraprastha Institute of Information Technology, à Delhi. Il a réalisé son PhD en 2013 en Théorie politique à l'Université LUISS de Rome et a été post-doctorant à l'AMSE.

Photos © Unplash et Flickr 

Référence : A justification of whistleblowing, Manohar Kumar, Daniele Santoro, Philosophy and Social Criticism, 2017. 2017, Vol. 43(7) 669–684.

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