Les divulgations récentes des lanceurs d’alerte illustrent l’opacité existante au sein de l’appareil d’État. L’exécutif a dorénavant un pouvoir de contrôle important grâce à l’ampleur des informations confidentielles qu’il détient. Le développement des technologies a permis aux gouvernements de disposer d’un accès aux données jusqu’ici inimaginable. Ils peuvent maintenant surveiller le flux d’information au nom de la sécurité nationale tout en sachant qu’aucune mesure démocratique systématique ne va les en dissuader. Ces techniques de surveillance ont un coût particulier pour les citoyens, en taclant de plein fouet ses droits.
Les lanceurs d’alerte sont des gardiens de la transparence démocratique en dernier ressort, lorsque celle-ci se montre inapte à l’assurer. En même temps, ils symbolisent un des grands paradoxes de la démocratie. A la fois, elle repose sur le secret défense pour fonctionner mais en même temps, elle ne dispose pas de moyen de contrôle adéquat pour juguler les excès du pouvoir.
Lancer l’alerte est une solution qui résout ce dilemme mais c’est aussi une mesure qui sort du cadre légal. Elle viole la clause de non-divulgation des informations classées secrètes. Pourtant, bien qu’illégales, ces actions peuvent renforcer et préserver la démocratie. En tant que sous-produits dissidents, les lanceurs d’alertes jouent un rôle crucial, souvent en dehors des confins des lois, en exposant des cas d’abus, de corruption ou de violation des droits citoyens. Cela fait d’eux des symboles du paradoxe démocratique.
Au nom de l’intérêt public
Mais comment déterminer l’apport des lanceurs d’alerte à la société et éviter les cas d’abus de pouvoir ? Mesurer l’action des lanceurs d’alerte à l’aune du concept d’intérêt public est une des solutions envisageables. De fait, beaucoup de pays se réfèrent aux informations révélées comme à des divulgations d’intérêt public. Toutefois la notion d’intérêt public elle-même n’est pas très précise. Il est nécessaire d’établir un critère clair pour définir l’intérêt public afin d’interroger les lanceurs d’alerte proprement.
Même si définir l’intérêt public n’est pas facile, les définitions abondent tant dans le domaine académique que dans le langage courant. Au fil du temps, il a été successivement considéré comme un intérêt commun, une addition d’intérêts, une série d’intérêts ou encore un bien commun. La liste est longue. Les philosophes politiques Daniele Santoro et Manohar Kumar, dans un récent article privilégient celle d’une série commune d’intérêts. Pour eux, l’intérêt public « consiste non seulement dans l’appréciation d’une série de droits fondamentaux mais aussi dans la prise de conscience que chacun peut librement profiter de ces droits ». Il s’agit d’une série de droits civils et politiques octroyant certains avantages. Dans cette perspective, la quête de transparence dans la lutte contre la corruption peut être considérée comme d’intérêt public. Lancer l’alerte peut être vu comme un acte dissident perpétré pour protéger cet intérêt public. Non autorisées, ces révélations permettent toutefois aux citoyens de savoir que leurs droits sont menacés. Par la même occasion, ils sont conscients des limites des procédures démocratiques. La surveillance et l’extraction de données, les opérations de défense ou la collecte de renseignements détériorent souvent les droits des citoyens. Ces derniers sont incapables de déterminer où ils se situent face aux lois et si les forces exercées sur eux sont justifiées. Lancer l’alerte permet de répondre à la violation ou la limitation de droits citoyens.
Une menace pour la sécurité nationale ?
Malgré cette fonction, les lanceurs d’alerte sont traités avec suspicion. Il n’est pas rare de les voir accusés d’espionnage ou de trahison. Dans de nombreux pays, les lanceurs d’alerte politiques vont jusqu’à subir des peines de prison après avoir révélé une information de haute volée. Edward Snowden en a fait la triste expérience en rendant public la capacité de surveillance et la violation de la vie privée de la NSA. Il a été la cible de plusieurs chefs d’accusation, y compris, celui d’espionnage. Pour y échapper, il s’est enfui des États Unis vers la Russie, en prévision d’un procès injuste. Cette impression a été renforcée à la vue du traitement réservé aux lanceurs d’alerte. L’exemple d’Edward Snowden est malheureusement loin d’être unique, illustrant les atteintes à la vie personnelle et professionnelle des lanceurs d’alerte.
L’opinion publique est divisée face à cette question. Les lancers d’alerte sont vus tantôt comme des protecteurs de la responsabilité politique, tantôt comme des traitres vis-à-vis de leurs employeurs. Parfois, ils sont même considérés comme des menaces pour l’ordre social, la société ou le régime politique au sens large. De l’avis des dirigeants, ils représentent une menace pour la sécurité nationale.
Protéger les libertés individuelles
La façon dont les lanceurs d’alerte sont traités est une mesure du contexte politique en place. Cela offre un aperçu de la capacité des sociétés à prendre en considération les dissidents. Le respect de la désobéissance et un engagement délibératif avec les dissidents et une preuve du bon fonctionnement et de la maturité d’une démocratie.
Beaucoup de régimes démocratiques faiblissent sur ce point et ont traité les lanceurs d’alerte avec suspicion. Les vengeances et contrecoups personnels et professionnels pour de telles divulgations sont monnaies courantes. Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi. La sécurité nationale tient presque du sacré dans nos démocraties et l’opacité qui l’entoure permet aux dirigeants d’échapper à toute forme de responsabilité. Parce que la sécurité nationale réveille souvent des peurs, les citoyens eux-mêmes ont du mal à remettre en cause les autorités nationales et peuvent parfois regarder avec suspicion les lanceurs d’alerte. Ce qui est considéré comme une menace imminente pour la sécurité nationale exclut de fait de l’ordre des priorités les atteintes à la liberté individuelle et à la vie privée dans le paysage social et politique.
Les révélations de Snowden dans le cas PRISM montrent toutefois que les enjeux de liberté personnelle et de vie privée sont essentiels. Surtout, elles soulèvent la question de la crédibilité des menaces ou avertissements qui se cachent dans les discours relatifs à la sécurité nationale. Ces derniers sont souvent issus du domaine militaire, gouverné par une compréhension conservatrice de ce qu’est la sécurité. Un rapport semi-annuel du département de Défense de l’Inspecteur Général daté de 2018 sur l’activité des lanceurs d’alerte indique que, sur la période 2013-2018, 195 lanceurs d’alertes ont été la cible d’actes de vengeance et d’intimidation, le plus souvent au sein des services militaires. Dans de tels cas, l’importance d’une protection adéquate n’est plus à démontrer.
Portéger les anonymous ?
Daniele Santoro et Manohar Kumar affirment que le rôle des lanceurs d’alerte les place dans la catégorie des défenseurs des droits humains. Puisqu’ils dénoncent injustice et corruption, leurs révélations devraient être reconnues d’utilité publique, avec le respect et la protection qui en résulte. Offrir une protection nécessaire est le signal que la démocratie accepte leur rôle dans le renforcement et la préservation de ses valeurs.
Si protection il y a, la question est aussi de savoir à quel lanceur d’alerte (anonyme ou public) celle-ci doit être adressée. Selon les deux philosophes, ces deux types de lanceurs d’alerte doivent recevoir la protection, puisque leurs actions servent l’intérêt public. Les révélations anonymes ne sont pas réellement symptomatiques de l’incapacité du lanceur d’alerte à résister au contrôle de ses dires. Elles reflètent bien souvent l’impuissance de la démocratie à apporter des canaux de divulgation sans danger pour les lanceurs d’alerte ou des procès justes. En clair, elle n’inspire pas suffisamment la confiance. Seul l’anonymat encourage les révélations et enrichit les mécanismes démocratiques et corrigeant ses incohérences.
L’anonymat permet au lanceur d’alerte de servir l’intérêt public. Il peut ainsi agir selon ce qui lui semble juste sans s’exposer à des préjudices personnels et à des risques, ici évitables. Protégé par l’anonymat, le lanceur d’alerte peut dire la vérité et remettre en question la répartition asymétrique des informations entre citoyens et gouvernants qui menace et sape la démocratie.
Manohar Kumar est actuellement professeur à l'Indraprastha Institute of Information Technology, à Delhi. Il a réalisé son PhD en 2013 en Théorie politique à l'Université LUISS de Rome et a été post-doctorant à l'AMSE
Claire Lapique, journaliste scientifique.
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Référence : Santoro, D and M. Kumar (2018). A Right to Protection of Whistleblowers. In Archibugi, D and A Emre Benli Claiming Citizenship Rights in Europe, 83-121, Routledge, London.