« Pourquoi les autorités sont-elles si prudentes pour le Covid-19 et pas pour le réchauffement climatique ? »

Interview
Dans un entretien accordé au « Monde », le chercheur Nicolas Gravel détaille les concepts que la science économique a élaborés pour comprendre les critères de prises de décision dans les situations incertaines, et leur application par le politique.
04 septembre 2020

 → L'intégralité de cet entretien est à lire sur le site internet du « Monde »

 

Enseignant-chercheur à l’université d’Aix-Marseille, Nicolas Gravel est en détachement au Centre de sciences humaines (CSH) de New Delhi (Inde), dont il est directeur. Il travaille sur la théorie de la décision, ainsi que sur la liberté et la moralité des choix.

 

Comment les économistes décrivent-ils la façon dont les agents économiques et sociaux font des choix en situation d’incertitude ?

La plupart des approches développées pour décrire l’incertitude sont fondées sur la distinction entre la « décision » envisagée par un agent et les différentes « conséquences » – non contrôlables par cet agent – que celle-ci peut avoir. Une décision est incertaine si elle peut avoir plus d’une conséquence possible. Les économistes distinguent deux grands types de facteurs susceptibles de déterminer les différentes conséquences d’une décision. Le premier concerne des facteurs extérieurs à l’action humaine consciente. Par exemple, lorsque je prends la décision de me rendre à une soirée privée en situation d’épidémie, je ne connais ni la contagiosité des personnes que je rencontrerai, ni parfaitement l’état de mon système immunitaire.

Les facteurs du deuxième type résultent de décisions prises de manière consciente par d’autres acteurs. Si je prends la décision de sortir sans masque et que je suis une personne âgée fragile, il est possible que je croise d’assez près une personne contagieuse. La conséquence de ma décision de sortir sans masque dépend donc ici des décisions prises par d’autres personnes. Evidemment, les deux types de facteurs peuvent exister simultanément. Si je sors sans masque et que je passe près d’une autre personne également sans masque, il est possible que cette personne soit contagieuse, et cette possibilité ne dépend pas d’une décision de cette personne.

La théorie des jeux, qui s’est constituée après la publication en 1944 de l’ouvrage de John von Neumann et Oskar Morgenstern, Theory of Games and Economic Behavior, s’est concentrée sur les situations où l’essentiel de l’incertitude résultait des décisions simultanées prises par d’autres acteurs. Dans de tels cas, on peut essayer de prévoir le comportement des autres en leur prêtant une « rationalité », et en s’employant alors à prévoir l’issue de l’interaction consciente de plusieurs acteurs par des notions d’équilibres particuliers.

Lorsque les conséquences incertaines d’une décision sont déterminées par des causes extérieures à la volonté humaine, on tend alors à s’appuyer d’avantage sur le calcul des probabilités (connu depuis le XVIIIe siècle) et à attribuer à chacune des conséquences d’une décision une probabilité de réalisation. C’est ce dernier type de décisions incertaines que la théorie de l’équilibre général, portée à son pinacle par Kenneth Arrow et Gérard Debreu dans les années 1950, a intégré à son cadre conceptuel.

Cette intégration a permis notamment l’étude des décisions d’assurance ou de choix de portefeuilles financiers, y compris les options. Plus récemment, la neuroéconomie a utilisé les progrès en matière d’imagerie médicale pour s’intéresser aux processus cognitifs et cérébraux mis en œuvre lorsque des individus prennent des décisions aux conséquences incertaines.

 

La littérature économique a forgé plusieurs concepts pour distinguer les différentes situations d’incertitude : risque, incertitude absolue, incertitude relative, rationalité limitée, etc. Que désignent-ils ? Quelles sont leurs différences ?

Si on s’en tient aux décisions dont la multiplicité des conséquences possibles résulte de forces extérieures à l’intervention humaine consciente, la forme la plus « simple » d’incertitude est celle que les économistes – après Frank Knight (1885-1972) – ont désignée sous le nom de « risque ». Le risque décrit toute décision incertaine pour laquelle on peut supposer connue par tous la probabilité de réalisation de chacune de ses conséquences possibles. On peut donc identifier une telle décision par la liste des probabilités associées à chacune de ses conséquences possibles. L’exemple classique de ce type de décisions est la souscription à une assurance contre les cambriolages : la probabilité de leur survenue peut raisonnablement être supposée connue à la fois de l’assuré et de l’assureur.

Mais un grand nombre de décisions en incertitude ne peuvent pas être décrites de cette manière. Un bon exemple récent est la décision de parier sur l’issue d’un match en finale de la coupe des champions. Par définition, si deux individus acceptent de parier une bouteille de champagne sur le fait que le Paris-Saint-Germain (PSG) va battre le Bayern de Munich, ils ne peuvent pas considérer que la victoire du PSG a la même probabilité de survenue que sa défaite. On parle alors d’« incertitude » pour désigner ce type de décisions, qu’on peut parfois évaluer en attribuant des probabilités aux différentes conséquences, mais d’une manière qui sera alors subjective plutôt qu’objective.

On trouve également des décisions dont les conséquences sont encore plus difficiles à appréhender. C’est le cas de ce que les économistes appellent parfois l’« ambiguïté ». Il y a ambiguïté lorsqu’on ne peut pas décrire une décision par une seule distribution de probabilités, mais plutôt par un ensemble de distributions. 

L’épidémie de Covid-19 fournit un bon exemple de cette situation. Dans la plupart des cas, le Covid-19 ne cause rien de plus qu’une petite « grippe ». Mais, dans certains cas, celui-ci dégénère en pneumonie grave pouvant conduire à la mort. Or, cette probabilité de mourir du Covid-19 n’est pas connue avec précision. Elle est actuellement estimée entre 0,5 et 1 % de la population infectée. Evidemment, elle dépend de l’âge de la personne, et d’autres comorbidités. Il y a quelques mois, cette fourchette était bien plus large : elle allait de 0,2 % à 2,5 %.

Un autre niveau d’incertitude encore plus important – par exemple sur les effets du réchauffement climatique – concerne des décisions dont on ne peut même pas envisager de manière précise les conséquences. De fait, on ne connaît pas encore toutes les conséquences que pourrait avoir une augmentation de la température moyenne de, par exemple, 10 °C.

La décision en incertitude – plus ou moins radicale – est certes difficile au niveau individuel. Mais elle devient encore plus complexe lorsqu’elle concerne des décisions collectives qui affectent différemment différents individus. Doit-on, avant de prendre une décision collective, respecter ex ante les préférences des individus par rapport à l’incertitude avant que celle-ci ne soit levée ? Ou doit-on au contraire se baser sur une expertise supposée plus fine de « spécialistes » (des épidémiologistes, par exemple) sur les probabilités de survenue de ses conséquences, en tenant compte du bien-être ex post des individus dans chacune de ses conséquences possibles ?

 

De quoi est-on certain face à la pandémie ? Et qu’est-ce qui reste à l’inverse « indécidable » ?

Du point de vue de la théorie de la décision, l’épidémie actuelle ne diffère pas d’autres situations comme, par exemple, le réchauffement climatique ou, dans les années 1970, la construction des centrales nucléaires [notamment le « plan Messmer » de mars 1974], malgré l’incertitude importante sur la possibilité d’un accident nucléaire grave.

Le Covid est une maladie le plus souvent banale mais qui peut être, dans certains cas, très grave. Et il est relativement contagieux. Sa seule conséquence à prendre en considération est donc la survenue de sa forme grave. Or, on ne peut probabiliser cette survenue qu’avec une précision encore insuffisante, ce qui nous place dans une situation d’ambiguïté.

Mais cette ambiguïté est très relative, car la fourchette dans laquelle se situe la probabilité de dangerosité du Covid-19 est de plus en plus étroite. On ne sait évidemment pas si on trouvera ou non un vaccin efficace contre cette maladie, et la décision d’investir dans des recherches sur un tel vaccin est, pour le coup, chargée d’incertitude radicale. Pourtant, cette décision est prise par des centaines de laboratoires partout dans le monde…

On peut donc s’interroger sur l’adoption de politiques de confinement aussi rigoureuses, qui paralysent les gouvernements et les économies du monde entier. Certes, personne ne connaissait, avant de prendre ces décisions, l’impact que ces mesures auraient sur la progression épidémique – on était bien en situation d’incertitude. Mais on pouvait en revanche assez facilement prévoir les conséquences désastreuses que représentaient ces restrictions pour l’activité économique et sociale.

De deux choses l’une, alors : soit ces mesures étaient très efficaces pour freiner la progression épidémique, et donc réduire la mortalité et la souffrance liée aux formes graves du Covid-19, et elles justifiaient alors leur coût économique ; soit elles n’avaient qu’un impact trop faible sur la dynamique épidémique pour justifier un tel coût.

A l’évidence, les autorités ont parié sur le premier cas de figure, en révélant ce faisant leur aversion à reconnaître le statut d’incertitude de la gravité de la maladie. Ce qui reste étonnant est qu’elles aient adopté une telle prudence pour le Covid-19, mais pas pour le nucléaire, ni pour la lutte contre le réchauffement climatique, ni pour beaucoup d’autres situations incertaines…

 

Propos recueillis par Antoine Reverchon pour Le Monde.

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