Philippe Mongin, 1950-2020

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Philippe a accompli un voyage assez rare, celui reliant les rivages de la philosophie à ceux de la réflexion formalisée fondée sur un raisonnement mathématique. L’avantage considérable que procure ce type de parcours est de garder intact à l’esprit l’intérêt général de la question posée, sans se perdre dans des technicalités secondaires. En un raccourci, de Raymond Aron, le directeur de sa thèse de philosophie, à Marc Fleurbaey dont il dirigea la thèse. La théorie de la décision individuelle et collective, essentiellement en univers incertain, a constitué le cœur de ses recherches, mais Philippe n’a cessé d’avoir des centres d’intérêt très divers, ceux d’un véritable intellectuel des sciences sociales, s’intéressant à l’histoire des idées, à la logique formelle, à la rationalité, à l’application de la théorie des jeux à des questions historiques, etc.…, sans oublier sa participation au Conseil d’Analyse Economique.

Il était assez naturel, finalement, que parmi ses derniers travaux figure une réflexion approfondie sur le récit analytique en histoire, tant Philippe était l’un des très rares capables de délier les fils de la réflexion formelle, tout en ne cessant de comprendre toutes les finesses que permet le langage. Le discours mathématique s’apparente à une langue, langue plus rigoureuse et précise mais aussi moins capable de rendre compte de toutes les nuances du réel. Philippe était passé maître dans l’usage de leur complémentarité, tant en français qu’en anglais. 

Philippe n’a jamais perdu le contact avec sa ville natale, Marseille, même si sa carrière ne s’y est pas déroulée, Oxford, Louvain la Neuve, Paris et la Région Parisienne ayant représenté des pôles d’attraction évidents. De nombreux liens d’amitié et de proximité avec des membres du Greqam se sont noués, et parmi eux, les membres du groupe de philosophie économique, mais pas seulement. Je ne citerai qu’un seul exemple de collaboration, le livre collectif sur la proximité entre la logique épistémique et la théorie des jeux et de la décision, paru en 2012, issu d’une conférence en 1994 qui s’est déroulée au CIRM et dont Philippe est l’un des éditeurs, au côté de Louis-André Gérard-Varet, Michael Bacharah et Hyun Son Shin. 

Sur une touche plus personnelle, j’ai fait plus ample connaissance avec Philippe dans la jeune Université de Cergy-Pontoise, où nous avons participé à l’animation avec Marc Fleurbaey, Serge-Christophe Kolm, Jean-François Laslier, et Nicolas Gravel d’un séminaire sur la philosophie économique pendant plusieurs années. Son érudition impressionnante, sa modestie, la pertinence de ses remarques, son ironie malicieuse, ont beaucoup contribué à la qualité du séminaire. Il était toujours prêt à échanger sur un sujet difficile, tout en établissant nettement la limite de ses connaissances, qui est le sceau d’une véritable expertise. Il nous avait fait l’amitié, il y deux ans, de présenter aux organisateurs du séminaire d’histoire et d’économie ses vues sur l’apport du récit analytique en histoire.   

Philippe est mort des suites d’une longue maladie le 5 août 2020. Et pourtant, le bilan de ses cinq dernières années de recherche est simplement stupéfiant. Le courage dont il a fait preuve pour poursuivre ses recherches, pour tenir le plus longtemps possible afin de mener à bien son programme de recherches force l’admiration. Il témoigne de sa force de caractère, du sentiment d’urgence qui ne le quittait plus, mais aussi de la conscience de l’importance des sujets sur lesquels il écrivait. Il a eu raison : ses derniers travaux ne traduisent pas du tout un affaiblissement, un affaissement de sa pensée, ils sont au contraire un chant du cygne, où il aura donné le meilleur de lui-même. Comme il n’est pas sûr que l’inspiration suivie par cet esprit original l’auraient été suivie par d’autres de sitôt, Philippe Mongin nous a fait gagner des années de recherche.     

Pour conclure, si l’on me permet de détourner le titre d’un article que Philippe a écrit avec Marc Fleurbaey selon lequel "The News of the Death of Welfare Economics is Greatly Exaggerated", le sentiment de perte pour les sciences sociales et la tristesse qui en découle, provoqué par la nouvelle de la disparition de Philippe Mongin ne peut pas être exagéré.

P.S. Pour une première tentative de bilan de l’œuvre scientifique de Philippe Mongin, on se reportera à la notice nécrologique rédigée par Marc Fleurbaey pour Social Choice and Welfare.

Alain Trannoy

 

→ Lire "Philippe Mongin, philosophe de l'économie" par Daniel Andler, Marc Fleurbaey et Alain Trannoy.

 

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